Luc-Alain Giraldeau
Vous dites que l’étude du comportement des oiseaux est susceptible de nous en apprendre tout autant, sinon plus, sur celui des humains que l’étude des chimpanzés. Comment cela est-il possible ?
Parce que l’évolution, ce n’est pas seulement l’héritage de caractères ancestraux, mais aussi la transformation de cet héritage en réaction à des pressions exercées par l’environnement. Ainsi, plusieurs animaux dont les ancêtres n’ont rien de semblable ont néanmoins évolué vers des caractères ressemblants, parce qu’ils vivaient dans des conditions écologiques similaires. C’est ce qui explique, par exemple, la ressemblance externe du requin et du dauphin, un poisson et un mammifère. Dans plusieurs circonstances, notre comportement humain a évolué en réponse à des pressions externes qui ont pu être les mêmes que celles rencontrées par des espèces autres que les primates, comme les oiseaux. Le partage de conditions environnementales peut être aussi important que le partage d’ancêtres; ce que nous partageons avec les primates, en réalité, est alors le fait d’une absence d’évolution.
Vous montrez que la culture qui caractérise l’espèce humaine est le fruit de l’évolution. En même temps, vous nous dites qu’il est impossible de se servir de notre connaissance du monde animal pour juger les comportements humains. N’est-ce pas contradictoire ?
Non, pas du tout. Ce que je dis, c’est que la nature n’est pas le fruit d’un créateur qui nous montrerait par son œuvre ce qui est bon ou mauvais. La nature vivante est le fruit de l’évolution, qui fonctionne avec sa propre logique, aveugle et froide, générant des comportements quelquefois admirables mais souvent carrément répugnants. La nature ne peut donc pas nous servir de caution morale pour juger du bien et du mal. La culture est aussi le produit de l’évolution et, de ce fait, elle n’est ni bonne ou mauvaise.
Vous dites que la biologie est la seule science où deux causes peuvent expliquer le même phénomène. Pourriez-vous nous donner un exemple?
Oui, bien sûr. Lorsque je mange un repas, c’est généralement parce que j’ai faim. La faim est pour moi la cause immédiate de mon comportement alimentaire. Mais, à bien y penser, je mange aussi pour rester en vie, pour alimenter mon corps et me permettre un jour de produire une descendance. Si je ne mangeais pas, je mourrais à coup sûr. Manger pour survivre et se reproduire est la cause plus lointaine, ou évolutive, de ce comportement. Lorsque je mange, je ne pense pas à la mort que j’évite, mais il n’en demeure pas moins que je mange aussi pour rester en vie. Un comportement, deux causes.
Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre?
Que nous, humains, nous sommes, comme tous les êtres vivants, le résultat de l’interaction éphémère entre deux histoires, une histoire qui nous est léguée par notre lignée, nos gènes, et notre histoire propre, notre histoire anecdotique. Pour comprendre l’humain, il faut accepter cette interaction; c’est elle qui ouvrira ensuite la voie aux échanges entres les sciences humaines et la biologie.
Vous dites de l’évolution qu’elle est un processus sans but précis qui n’a rien à voir avec la notion de progrès. N’est-ce pas là une invitation au cynisme?
Non, pas du tout. Pour moi, une compréhension claire de l’absence de dessein dans l’évolution nous place devant notre responsabilité distincte, celle de penser le bien et le mal sans chercher la caution de la nature. C’est à nous de décider ce qui est acceptable, et ce n’est pas toujours facile.
Vous avez récemment dit que vous étiez très heureux que votre livre se retrouve dans une maison d’édition qui publie également des œuvres littéraires. Pourquoi?
Je trouve dommage que, pour diverses raisons, il faille imposer très tôt aux élèves un choix entre un cursus qui les mènera aux humanités, un autre qui les mènera aux arts et un autre aux sciences naturelles. Mon livre s’adresse donc à tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ont choisi de laisser les sciences naturelles au fond de leur pupitre d’école. Je crois que l’activité scientifique, la vraie, n’est pas très différente de l’activité artistique. Dans les deux cas, on imagine le monde dans lequel on se retrouve et on tente de l’expliquer. Nos contraintes disciplinaires sont certes différentes, mais au départ notre créativité est bien la même. La science, celle dont je parle dans ce livre, offre une vision étonnante du monde, capable de rivaliser avec des versions plus artistiques. Je veux partager cela avec les lecteurs. Qui sait, peut-être en seront-ils inspirés? C’est, je crois, ce qui me réjouis d’être édité par une maison qui publie aussi bien un essai de sciences naturelles ou de science politique qu’un roman. Je suis très heureux de faire partie d’une maison qui considère que la science fait partie de la culture.
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