Qui a peur de Soublière ?
Dans un ouvrage d’une magnifique liberté d’écriture et de pensée politique, Alexandre Soublière aborde de front deux sujets d’importance dont nous devisons sans arrêt : la question identitaire québécoise et l’apocalypse mondiale appréhendée.
Alternant entre une réflexion personnelle et une fiction romanesque, La Maison mère est un livre séduisant. L’essai contient en effet tous les ingrédients nécessaires à stimuler une vaste conversation et à engager un débat national. Si l’ouvrage ne soulève pas d’échanges passionnés dans les médias, nous devrons admettre que les francophones nord-américains sont passés corps et âme dans la poêle à frire de la culture de consommation. Ce serait regrettable.
« Les mots comptent », écrit Soublière, surtout les mots à consonance symbolique. Comme des bouvillons à qui on a imprimé dans la chair une marque indélébile, le branding territorial et culturel est fondamental. Quel est votre nom? D’où êtes-vous? Votre langue maternelle? Tous les cinq ans, un recensement dessine le profil du pays et les données inquiètent les populations : le poids démographique est un poids politique. Après la Première Guerre, de retour d’Europe les Anglais du Canada nous volaient le beau nom de Canadien, s’identifiant comme « English Canadians », par imitation. Nos parents nés dans la première moitié du 20e siècle durent donc se décrire comme Canadiens français, pour marquer leur appartenance. Personnellement, j’avais trente ans en 1963, quand je me suis laissé convaincre, par mes amis littéraires, de troquer mon identité canadienne contre celle de « Québécois ». Il faut dire que d’un même trait de plume nous décidions de ne plus habiter une province mais « l’État du Québec » et nous fondions l’espoir, en créant un « Parti québécois », d’accéder à la souveraineté politique.
Les mots comptent, pourtant la réalité résiste. C’est cette réalité que Soublière nous invite à reconnaître. Cinquante ans plus tard, nous ne sommes ni souverains ni autonomes, « l’État » n’est toujours qu’une province et si nous affirmons que toute personne habitant le territoire du Québec se qualifie comme Québécois, sous cette appellation se cachent en réalité les Canadiens français. Aucun immigré ancien ou de fraîche date n’est dupe du stratagème. Il est peut-être temps, explique Soublière, de se l’avouer et d’assumer notre ethnicité.
L’essayiste avance à ce sujet des arguments personnels et de société, il évoque la nordicité, définie par le géographe Louis-Edmond Hamelin, qui est une dimension occultée de notre culture. Il cite entre autres des textes de Mathieu Bock-Côté, plus habile, ajoute-t-il, à décrire le passé que l’avenir, et des conversations avec Dany Laferrière, bien placé pour dénoncer nos hypocrisies. De chapitre en chapitre, la remise en question de notre authenticité se précise. Et pour nous convaincre qu’il est sur la bonne piste, Alexandre Soublière annonce qu’il va consulter des intellectuels du pays, d’abord l’écrivain Carl Bergeron, puis le sociologue Gérard Bouchard. Or c’est dans ce café même où le trio a rendez-vous que la question identitaire est soudainement bousculée par l’inévitable problème qui préoccupe le monde entier, et les jeunes générations en particulier, la fin imminente de notre univers, l’épuisement de la planète!
Du coup, avec une maîtrise totale du récit, le romancier Soublière se substitue à l’essayiste, puisque l’Apocalypse est évidemment une fiction à imaginer, qu’elle soit causée par une pollution extrême, une tempête nucléaire ou induite par la dictature algorithmique de l’Intelligence artificielle. Au fond peu importe, Soublière reconnaît que le destin du petit peuple canadien-français québécois ne pèse pas lourd devant la menace d’extinction de l’humanité, et comme c’est tout de même sa vie et celle de ses amis qui est en jeu, il invente sur mesure une résistance armée pendant qu’en arrière-plan Montréal part en fumée.
Le drame qui se joue dans les rues n’empêche pas l’essayiste de nous parler de Donald Trump, du mépris des élites et des erreurs des journalistes, des problèmes des souverainistes, de la gauche comme de la droite, des guitares et des musiques à la mode, des préjugés, des prétentions et de nos mensonges. Le livre est écrit avec franchise, honnêteté, faconde.
La Maison mère arrive au bon moment, car nous sommes plusieurs à nous demander si nous avons fait le bon choix, ce jour où les États généraux du Canada français, en novembre 1967 à la Place des Arts, optaient sous la présidence de Jacques-Yvan Morin « pour l’autodétermination du peuple canadien-français sur le territoire national du Québec ». Ce vote nous a lentement poussés à abandonner à leur sort les Canadiens français des autres provinces ainsi qu’une grande partie de notre mémoire historique. Peut-être avons-nous choisi la mauvaise route? Peut-être faut-il revenir à la case départ ? En politique, il n’y a pas de GPS.
Aux dernières nouvelles, Alexandre Soublière et ses amis se sont réfugiés dans le chalet idyllique de son enfance, la Maison mère, pour survivre à l’Apocalypse. Il se sent ainsi plus près de la nature, à la recherche de la stratégie gagnante : réinventer le Québec et sauver la planète, même combat. Pour se donner du courage il aime entonner notre premier hymne national, À la claire fontaine : « Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai ! », magnifique ballade que chantaient en chœur les coureurs des bois canadiens, ces géants qui cartographiaient l’Amérique lors de longs voyages en canot. Au fait, j’allais oublier de le mentionner, Soublière est aussi à la recherche de mythes et de héros. Cette époque en a le plus grand besoin.
J. G.
Alexandre Soublière, La Maison mère, collection « Liberté grande », Boréal, 2018.
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