Marcel Martel est professeur d’histoire et titulaire de la Chaire Avie Bennett Historica en histoire canadienne à l’Université York de Toronto. Martin Pâquet est quant à lui professeur au Département d’histoire de l’Université Laval et titulaire de la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord (CÉFAN). Ensemble, ils signent Langue et politique au Canada et au Québec, une ample synthèse de l’histoire du rapport entre langue et politique chez nous, qui vient de paraître au Boréal.
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Pourriez-vous d’abord me résumer le propos de votre ouvrage?
Martin Pâquet [MP]: Notre synthèse historique explore les rapports historiques entre langue et politique au Canada et au Québec, du premier édit en matière linguistique par François 1er en 1539 jusqu’à nos jours. Pour nous, la langue est plus qu’un simple outil de communication; elle est porteuse de culture, d’identités et de projets nationaux, car elle est constamment présente dans les relations entre les individus. L’étude des rapports entre la langue et l’histoire reflète aussi les normes et les rapports de force présents en société. Elle révèle aussi les aspirations d’une communauté et la manière dont elle se projette dans l’avenir.
Marcel Martel [MM]: Notre ouvrage retrace l’évolution de l’enjeu linguistique et ses changements au fil des ans. En matière linguistique, le contexte historique est indispensable pour comprendre l’action politique. De la Conquête à la Révolution tranquille, de la crise du Règlement 17 aux différents jugements de la Cour suprême, les contextes varient et influencent les différents statuts de la langue, ce qui engendre de vives résistances et des débats souvent virulents. Ces débats suscitent une forte mobilisation des citoyens, dans la rue, dans les médias ou devant les tribunaux, des citoyens profondément soucieux de la reconnaissance de leur langue et de leurs droits. Notre ouvrage accorde une place importante aux individus et organismes qui ont transformé la question linguistique en un enjeu politique qui requérait l’intervention de l’État. Ainsi aux XIXe et XXe siècles, les individus opposés au fait français et ceux, au contraire, qui demandent le bilinguisme officiel ou, dans le cas du Québec, l’unilinguisme comme politique linguistique, obligent les États fédéral comme provinciaux à intervenir.
MP: Pourquoi les responsables politiques veulent-ils intervenir? Nous avons identifié deux objectifs majeurs: sur leurs territoires respectifs, les États cherchent à assurer à la fois une population homogène et la paix civile. Tout au cours de l’histoire des rapports entre langue et politique, surtout au cours des deux derniers siècles, toute une série de crises liées intimement à la construction nationale et à la domination socio-économique, éclatent. Dès lors, les responsables politiques, des élus et fonctionnaires au sein des États fédéral et provinciaux, mais aussi des membres des élites communautaires, veulent réduire le potentiel de désordre en mettant en place des dispositifs. S’inscrivant aussi dans une politique de la reconnaissance et de la gestion de la diversité, ces dispositifs sont diversifiés, allant des politiques d’aménagement linguistique aux recours aux tribunaux, en passant par la gamme des gestes symboliques et par la surveillance par les corps policiers, comme la GRC.
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Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous intéresser au rapport entre la langue et la politique au Canada et au Québec? Y avait-il des manques dans la littérature existante?
MM: Nous avons écrit cet ouvrage puisqu’il n’existe pas de synthèse historique sur les expériences canadienne et québécoise en matière des rapports entre langue et politique. Notre livre permet au lecteur de comprendre les transformations du débat sur la langue, non seulement à partir de 1867 ou de 1982, mais dès les origines. De plus, nous tenions à comprendre l’enjeu linguistique dans toutes ses spécificités, afin de mieux saisir les termes de cet enjeu selon les sociétés qui les vivent. C’est pour cette raison que nous nous sommes intéressés à la scène fédérale, au Québec, aux provinces anglophones, aux communautés immigrantes et aux peuples autochtones. Si la question linguistique a fait les manchettes au Québec, il en est de même ailleurs au Canada, mais d’une manière différente.
MP: En couvrant plus de 400 ans, notre ouvrage adopte résolument une perspective globale, ce qui permet de mieux cerner les enjeux, mais surtout le chemin parcouru depuis l’arrivée du premier Européen en Amérique du Nord jusqu’aux événements récents. D’autres ouvrages traitent de la question linguistique en privilégiant l’action des tribunaux ou en analysant les variations de la langue parlée et écrite. Quant à notre ouvrage, il s’intéresse plus largement au politique et à la politique en offrant un regard neuf sur des questions très actuelles: celle de la vie en société, du partage d’une langue commune et du pluralisme culturel. Comment la langue témoigne-t-elle du «vouloir-vivre» au sein de toute communauté? Comment les normes du «devoir-vivre» collectif font-elles une place à l’expression de langues différentes? Comment les débats linguistiques sont-ils des manifestations du «comment-vivre» en société? Ces questions nous semblent fondamentales, car elles touchent à des aspects cruciaux de nos sociétés contemporaines.
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Vous divisez votre synthèse en six grandes époques historiques. Malgré les caractéristiques propres à chacune de ces époques, voyez-vous un fil conducteur dans le rapport qu’ont entretenu la langue et la politique chez nous?
MM: Notre synthèse montre que ce fil conducteur se compose de plusieurs brins. L’un d’entre eux est la constance de l’action citoyenne. Depuis les origines, ce sont les citoyens qui manifestent en faveur du maintien et de la promotion de leurs droits à s’exprimer dans leur langue, car parler une langue, c’est vivre dans une communauté qui a un passé, un présent et un avenir. Par exemple, la manière dont les Québécois, les Acadiens, les Franco-Ontariens, mais aussi les peuples amérindiens ont débattu la question de la langue, atteste des moyens mis en œuvre pour être reconnus comme ils ont été, sont et seront.
Un autre brin est aussi la permanence du rôle de l’État, tout particulièrement avec les lois et l’action des tribunaux. Les diverses lois, adoptées au fil des ans, par les responsables politiques, reflètent les rapports de force à l’intérieur des sociétés qui forment le Canada et le Québec. Certaines lois réduisent les droits des citoyens en niant leur diversité linguistique et culturelle: c’est le cas des politiques linguistiques adoptées au XIXe et au XXe siècle au Manitoba, au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse, en Ontario, en Alberta et en Saskatchewan qui visent à réduire la place publique réservée au français. D’autres lois cherchent au contraire à faire la promotion du bien commun d’une communauté en reconnaissance une place centrale à la langue publique: c’est le cas des lois promouvant le français comme langue commune au Québec, ou celles favorisant l’usage du français ailleurs au Canada.
MP: Nous insistons sur cette tendance forte: la langue traduit les rapports de force dans une société. Avant le XIXe siècle, la confession religieuse occupe la place centrale bien plus que la langue. L’ère des révolutions — Révolution française, révolution industrielle, etc. — transforme les rapports de force qui sont désormais axés sur la domination socioéconomique. Dès lors, la langue est au cœur de la Nation — nation britannique d’abord, nation canadienne — française ensuite. Elle est aussi au centre de la division entre le capital – ceux qui possèdent et qui parlent anglais — et le travail — ceux qui vendent leur force de travail et qui parlent français ou une autre langue. Les conflits linguistiques des années 1960 ne sont pas que des luttes pour parler le français: ils traduisent des projets nationaux, un refus d’être minoritaire et une forte volonté de promotion socioéconomique. Lutter pour le français à Montréal ou à Moncton, c’est aussi lutter pour de meilleures conditions de vie. Ce n’est pas abstrait, mais au contraire très concret.
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Qu’est-ce qui caractérise notre époque actuelle, que vous identifiez comme débutant en 1982? Voyez-vous des éléments qui vous permettent de penser que cette période pourrait prendre fin dans un avenir envisageable?
MP: Nous ne sommes pas des astrologues, mais des historiens. Heureusement! Toutefois, nous sommes persuadés que la connaissance du passé permet de comprendre le présent et, ce faisant, de pouvoir influencer ce que sera l’avenir. Nous avons constaté que le rapport à la langue s’est modifié depuis 1982, non seulement à cause du recours aux tribunaux et de la promotion des droits individuels, mais aussi par l’impact du marché dans toutes les sphères de la vie. Pour plusieurs contemporains, parler le «business English» est un moyen pour commercer aisément à travers le monde. Dès lors, les dangers pour la diversité culturelle et linguistique sont grands, puisqu’il apparaît moins utile aux yeux de plusieurs de conserver une autre langue — le français, par exemple. Ce faisant, la manière que nous vivons ensemble et la façon dont nous voyons le monde risquent de s’atrophier, au péril de notre richesse collective.
MM: Il y a néanmoins de l’espoir, car les citoyens peuvent toujours prendre la parole pour le maintien et la promotion de leur langue. Ils peuvent réactualiser des causes comme celle de la nation. Ils peuvent se servir des nouveaux médiums de communication tels qu’Internet. Ils peuvent se mobiliser à la manière des groupes altermondialistes pour revendiquer des changements et les obtenir. La langue est une conquête de la vie: tant que nous vivons et voulons vivre, nous pouvons assurer la diversité de notre monde.
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